Journal Tango (2013-2014)

2b.ImageLa première image

Avril 2013-février 2014

Il y a une image à l’origine de cette série de gravures. L’image est une photo que j’ai prise avec un téléphone lors d’une des toutes premières pratiques organisées au studio Buenos Aires au printemps 2012. Arnelle et Marc dansent. Cette photo est la première que j’ai regardée et qui m’a regardé. Depuis, j’ai pris beaucoup de photos dans les milongas ; parmi elles, certaines ont le pouvoir de ressusciter les sentiments emmêlés que me donne le tango. Rien ne les distingue formellement, seul mon regard les singularise : les danseurs photographiés me tendent un miroir où se reflète ce que je ressens ou ce que je recherche en dansant le tango. L’idée d’écrire un journal a germé en regardant ces photos. Quant à la forme, la gravure s’est imposée assez rapidement ; je voulais répondre dans un délai raisonnable à l’invitation amicale de Sol et Mariana Bustelo à exposer au Studio Buenos Aires. Depuis longtemps, je pense que gravure et calligraphie sont sœurs : l’une et l’autre permettent de tracer noir sur blanc quelque chose de l’ordre de la vibration et que ne peut saisir le langage articulé. Ce fut – c’est – mon entreprise : écrire mon tango en images.

 

3b.ImageSur l’écran du tango

Colectivo tango, janvier 2014

L’imagerie que suscite le tango regorge de clichés grossièrement sexistes : macho renversant une belle au comble de la pamoison, femme fatale vampant un bellâtre, etc. Ces clichés appartiennent certainement à l’histoire du tango, du moins à sa représentation sur les scènes de théâtre et les écrans de cinéma (par exemple, l’horripilante leçon de tango de Sally Potter). Ils font peut-être partie des mythologies secrètes des danseurs et nourrissent les films qu’ils se font quand ils dansent. Ils m’exaspèrent quand ils s’affichent dans la tenue des danseurs ou bien dans certaines démonstrations qu’on nous inflige lors des milongas. Bref, quand je danse le tango ou que je regarde la milonga, je n’imagine pas grand chose et même, je ne vois pas grand chose. C’est comme si j’étais aveuglé. Alors écrire en images !

 

4b.ImageEloge de la pénombre

Studio de l’Ermitage, juin 2013

J’aime danser dans la pénombre. Je pourrais décrire les milongas selon la pénombre qui y règne. Il y a les milongas où l’on a baissé l’intensité lumineuse, les milongas à lumières tamisées et enfin les milongas à pénombre japonaise. La pénombre japonaise est faite d’une myriade de particules irisées ; on la traverse comme on traverserait une ondée de neige fine et chaude (je préfère la métaphore de la neige à celle des cendres qu’emploie Tanizaki). Dans la pénombre japonaise, lumière et ombre ne s’opposent pas : elles s’interpénètrent en créant une impression de moiteur lumineuse. Et les ombres qui recouvrent les danseurs prennent la consistance de la patine sur un métal vieilli. C’est ce que je retrouve dans l’aquatinte.

 

5b.ImageLes marcheurs

Abrazo tango, juin 2013 (non exposé)

En les voyant, j’ai compris instantanément que danser le tango, c’est marcher. Et pourtant, on avait déjà dû me rabâcher cette évidence à longueur de cours. Depuis cette soirée, je ne danse plus, je marche et le sentiment d’échec, qui a marqué mon apprentissage du tango pendant des années, s’est effacé. Marcher, c’est selon la ritournelle de mes années scout, mettre un pied devant l’autre et puis recommencer. Dans le tango, c’est mettre un pied après l’autre et recommencer. Dans la marche ordinaire, on marche dans l’espace ; dans le tango, on marche dans le temps. C’est tout simple, donc très compliqué. Le tango est à la marche ce que le bel canto est à la voix.

6b.ImageSpleen tango

Sacrée Milonga, hiver 2012-2013 (non exposé)

Déprime au retour de la Sacrée Milonga. Une milonga où je ne peux pas m’appuyer sur « un poisson pilote » (le couple qui me précède dans la chaîne et qui me donne le rythme) me plonge dans le découragement : je dois me débrouiller seul et j’ai le sentiment de patauger. Je regrette les milongas de Buenos Aires que j’ai découvertes avec M. alors que l’on balbutiait le tango. Nous y dansions dans l’insouciance car nous y étions constamment soutenus, encadrés par le branle commun. Il suffisait d’accorder nos pas sur ceux du couple qui nous précédait dans la chaîne pour participer à la ronde.

 

7b.ImageMilonga triste

Mai 2013

J’aime la milonga triste. C’est un des rares morceaux que j’ai conscience d’interpréter. Et cela, depuis mes premiers pas de tanguero. Je me souviens distinctement du sentiment que j’ai éprouvé avec certains de ceux ou de celles avec qui je l’ai dansée : M. dans un stage des sœurs Bustelo, A. que j’ai cherché à séduire l’espace d’une danse. Il est de coutume d’associer le tango aux exaltations sentimentales, heureuses ou malheureuses. Voire aux pantomimes des liaisons amoureuses. Ce n’est pas mon expérience : j’y vois et j’y éprouve surtout de la tendresse, de la tendresse pour mon ou ma partenaire. Se prendre dans les bras n’est pas forcément s’étreindre. L’abrazo crée une grande proximité physique, mais sa codification suspend l’embarras des premières fois, met à distance la charge sexuelle et requiert une précaution qui auréole le partenaire d’un respect caressant. L’abrazo à lui seul installe un espace d’amitié physique qui est un des charmes les plus attachants du tango.

 

8b.ImageMilonga sentimental

Sacrée Milonga, printemps 2013

Un vieux couple sur la piste, ralenti mais portant beau. Ils dansent et la salle un peu décatie n’a jamais autant ressemblé à un chapiteau. Ils sont en piste, ils dansent leur vie.

 

 

 

 

 

 

 

9b.ImagePhoenix

Début novembre 2013

J’ai fini par identifier le tango à l’aquatinte. Identifier mon sentiment du tango au velouté de l’aquatinte. La pratique du tango et celle de l’aquatinte se sont emmêlées tout au long de cette année, évoluant de concert ou selon leur dynamique propre. Avant cette série, je pratiquais peu ce qui n’était qu’une technique parmi d’autres et j’avais avec elle un rapport à la fois magique et instrumental : je plongeais (précipitais) ma plaque dans le bain d’acide en faisant le vœu que ça marche. Mais, assez vite, ça n’a pas marché : les accidents se sont multipliés, les accidents bien connus : résine trop « maigre » ou trop cuite, crevés, durée des bains mal évaluée etc. C’est alors que je me suis rendu compte que chaque accident me donnait ce que je n’avais même pas envisagé : une texture de gris inédite, une nouvelle profondeur de champ, une qualité d’ombre. La surprise liée aux aléas techniques, que j’avais longtemps identifiée à la pratique du monotype, donnait à l’aquatinte un goût d’aventure et a galvanisé la série. Le journal tango était devenu un journal aquatinte.

Pour cette gravure, quatre fois de suite, j’ai dû repartir à zéro alors que les états antérieurs avaient sombrés ou que je les avais volontairement effacés. Et voilà, qu’a surgi de cette errance, d’ombre et d’encre, le phoenix de la milonga.

 

10b.ImageSeuls

Bellevilloise, mai 2013

Il était seul, pensif. Ils étaient seuls, attentionnés. Ils dansaient immobiles, dans la milonga qui résonnait encore de tango negro.

 

 

 

 

 

 

 

 

11b.ImageSaint-Loup

Abrazo tango, mai 2013

Il dansait ce soir-là à l’Abrazo tango. En le voyant danser, j’ai vu Saint-Loup tel que Proust l’évoque dans Le côté de Guermantes : l’incarnation de la grâce. « Dès qu’il entra dans la grande salle, il monta légèrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour en longeant le mur [..]. Entre les tables, des fils électriques étaient tendus à une certaine hauteur; sans s’y embarrasser Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle; [..] j’étais émerveillé de cette sûreté avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige; [..] Saint-Loup, ayant à passer derrière ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s’y avança en équilibre [..]. Enfin arrivé à ma hauteur, il arrêta net son élan avec la précision d’un chef devant la tribune d’un souverain [..] ».

 

12b.ImageChica florida

Milonga Florida, novembre 2013

Milonguera

Iris au pied d’écharpe

Tu marches là où mes pieds s’échappent

 

 

 

 

 

 

 

Etre ici

Pratique au studio Buenos Aires, 7 février 2014

J’ai connu ce soir des instants de grâce avec mes commères en danse (j’ai d’abord trouvé le terme de commère saugrenu ; puis, plutôt approprié en lieu et place de compagne ou compagnonne). Ces instants, je les dois à la sensation de m’appuyer sur elles. Bien sûr, je ne m’appuyais pas sur elles physiquement, ni elles ne pesaient sur moi. Je m’appuyais sur leur présence. C’est comme si je dansais avec leur présence. Je dansais pour elles, pour qu’elles dansent et me fassent danser.

Danser pour être intensément présent : présent à l’instant fait de musique et de la chaleur de l’autre. Il est usuel dans les cours de ressasser aux partenaires guidés (dans le modèle sexiste dont on ne parvient pas à se débarrasser dans la plupart des cours, les cavalières) que leur rôle est d’être à l’écoute du guideur et de répondre à ses initiatives. Ce soir, j’avais l’impression d’être autant le guidé que le guideur, d’écouter tout en conservant l’initiative. D’être à la barre alors que le vent soulève la voile. Je n’avais jamais éprouvé ce sentiment auparavant. Je suis peut-être tout simplement en train de découvrir ce que devrait être le guidage en tango. Par delà le tango, j’y sens un état très proche de ce qui s’appelle la bienveillance.

 

14b.ImageEcouter la milonga

Milonga Florida, octobre 2013

Ecouter la milonga. Ecouter les pas sur le parquet. La cadence sourde des pas comme une basse continue sous la musique qui se répand plus haut, là où les couples s’enlacent. J’écoute la milonga quand je la dessine ou que je la regarde fatigué d’avoir trop dansé. Pendant un instant, la musique s’efface et seuls j’entends les pas. A la Milonga Florida, on entend certains soirs l’accord presque parfait des pas qui avancent sur le plancher.

 

 

 

 

15b.ImageChica florida (2)

Novembre 2013

Les doigts d’une seule main suffisent à compter les fois où nous avons dansé ensemble. A chaque fois, je suis submergé par son parfum. Si nous dansions plus souvent, qu’adviendrait-il ?

 

 

 

 

 

 

 

16b.ImageDevenir tanguero

Colectivo tango, novembre 2013

J’ai tiré cette gravure d’un croquis fait sur le motif un mercredi de novembre dans la pratique du Colectivo tango. Croquer les danseurs est difficile. Souvent, je reste à les regarder comme un lapin pris dans les phares d’une voiture : aveuglé par le mouvement et la lumière.

Un peintre lettré chinois soutient qu’on ne peut peindre un arbre (peindre au sens chinois, le calligraphier) que si on est soi-même devenu arbre. Il me faut conclure que je ne pourrai peindre des danseurs de tango que lorsque je serai devenu danseur de tango. Le but est encore loin et le chemin promet d’être escarpé. En attendant, je calligraphie les joies que me donne ce chemin.

 

 

17b.ImageL’emmêlée

Décembre 2013

Le tango est structuré comme un langage (sic). Il raconte bien plus que l’imaginaire de pacotille des bas-fonds de Buenos Aires ou des salons parisiens Belle époque. Il raconte tout ce que peut raconter la rencontre de deux personnes, bien au-delà des deux personnages qui se trouvaient sur le bord de la piste.

 

 

 

 

 

 

18b.ImageLe tapis des rêves

Pratique à la Maison de l’Argentine, juin 2013

Parfois, je glisse mes pas dans l’ombre que laisse le couple qui me précède dans la chaîne qui se déroule autour de la piste.

 

 

 

 

 

 

 

 

19b.ImageLes plis de la milonga

Contradanza XXL, Bellevilloise, juin 2013

Plis et replis de la milonga ; j’aime quand elle se déploie comme un tissu chatoie à l’écart de la lumière.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

20b.ImageEtude (1)

Quai de Seine, aout 2013 (petit format)

Dans le désordre qui régnait ce soir-là dans la milonga du quai Saint-Bernard, alors que des touristes avinés se mêlaient aux tangueros, un danseur accrocha mon regard. Il était tout simplement là planté solidement sur l’appui de ses reins. Lorsqu’il marchait, il avançait d’un pas massif sans être lourd. La danseuse l’entourait : elle était l’expression de sa force immobile. Shakti d’un tango tellurique.

 

 

 

21b.ImageEtude (2)

Colectivo tango, 4 décembre 2013 (petit format)

Ils dansaient un tango plutôt raffiné, loin de la furia ou de l’application qui caractérisent souvent les couples à la pratique du Colectivo tango. Je les ai dessinés, photographiés et, le lendemain, lorsque j’ai vus les photos, j’ai pensé au triptyque de Bacon Trois études pour une crucifixion.

La peinture de Bacon m’accompagne depuis le début de cette série. Je regarde souvent ses images (records). Formellement, mais aussi dans leur résonance éthique. Bacon donne figure à l’état de séparation (c’est une figure absolue qui identifie séparation et condition humaine). Ce qui me fascine dans le tango, c’est qu’il oblige concrètement et dans le trivial des existences à l’opposé : il condamne à la bienveillance.

 

22b.ImageEtude (3)

Colectivo tango, décembre 2013 (petit format)

C’était un couple crâneur pour lequel j’éprouvai instantanément de la sympathie. La danseuse répondait coup sur coup aux propositions de son acrobate de cavalier. Ils jouaient et leur jeu faisait plaisir à voir ; ils étaient tellement loin de l’esprit de sérieux ou de la morgue qu’affectent les couples infatués d’eux-mêmes. Bref, loin de cette espèce de tristesse compassée qui plombe souvent les milongas parisiennes qui sont, il faut bien le dire, un peu vieillottes.

 

 

23b.ImageEtude (4)

Milonga Florida, novembre 2013 (petit format)

Le tango est aussi une danse collective. Il faut insérer sa marche dans le cortège qui tourne autour de la piste. C’est un grand plaisir que de sentir que l’on devient l’un des anneaux d’une chaîne. Alors, mais c’est trop peu souvent à Paris, on peut se laisser emporter par le rythme commun. Sentiment océanique que la pénombre magnifie.

 

 

24b.ImageParler

Studio Buenos Aires, 10 novembre 2013 (petit format)

Beaucoup de monde au bal ce dimanche là, beaucoup de visages inconnus. Je comprends l’invite de plusieurs danseuses. Mais, je n’y réponds pas. Et je ressens vivement l’impossibilité dans laquelle je suis d’y répondre. De fait, je réalise que je ne peux danser avec un ou une partenaire que si nous avons échangé préalablement quelques mots. Je ne sais pas si cela est dû à un manque d’assurance tenace, résultant d’un apprentissage plus que laborieux des rudiments de la danse, ou bien si c’est une sorte de comportement magique qui me permet de conjurer la charge d’inconnu que réserve l’invitation.

J’oserai peut-être un jour danser sans le truchement de la parole : je serai alors devenu un enfant du tango.