L’echo des murs

Jusqu’à l’orée du XXème siècle, une des principales fonctions de la gravure était de reproduire les dessins et les peintures des maitres afin de les faire connaître et, ainsi, de contribuer à leur renommée. C’est la gravure de reproduction ou d’interprétation. Je m’inscris dans cette lignée avec un bémol et un anachronisme. Le bémol : il n’y a plus de maitre. L’anachronisme : je comprends interprétation au sens contemporain. Je ne cherche pas à reproduire les murs peints (la photographie est là pour ça) ; j’en donne ma version.

Je suis « un piéton à deux roues » selon l’expression de Philippe Meyer. Un parisien étonné d’aimer Paris comme les paysans ou les vignerons disent aimer leur terroir. Je roule quotidiennement à vélo dans les rues du 13ème arrondissement. Du coup, je côtoie les nombreux murs peints sur les pignons, surtout dans le quartier de la Gare. Je les vois, je les regarde souvent, et ils me parlent. Des bribes d’histoire à peine conscientes que j’ai eu envie de retenir à la manière des rêves que l’on note en se réveillant le matin. C’est en les notant qu’ ils acquièrent une résonnance qu’ils n’avaient pas encore au réveil. C’est cet écho des murs que j’ai cherché à capter dans cette série de linogravures.

Depuis 2015, plusieurs murs ont disparu (pochoir de Miss.Tic ruelle des Malmaisons, mur de Spok rue Esquirol, mur de Maher et Aner rue Jeanne d’Arc, mur de DaBro place Farhat Hached) ou sont en voie de disparition (mur de Vachez et David N. avenue de Choisy, mur de Ethos boulevard Masséna, mur de Folon rue Nationale). Cette série est aussi un lieu de mémoire.

21 Avenue de la Porte d’Italie,  Mur de Sainer

C’est la bergère de la Porte d’Italie. Du haut de sa balançoire, elle contemple le coupe-gorge automobile qu’est le carrefour au-dessus du périphérique pour le cycliste attiré en ces parages par l’inconscience ou la nécessité. Sur ses genoux, le lapin d’Alice. L’oiseau s’est envolé pour réaliser le rêve du héros de la petite reine : il n’y plus de voitures avenue de la Porte d’Italie.

 

 

 

 Ruelle des Malmaisons,  Pochoirs de Miss.Tic

Miss.Tic a semé le quartier de chats qu’elle a pochés sur les murs au ras des trottoirs. Chats de gouttière métamorphosés en chats des caniveaux. A Pompéi, les romains aussi ornaient leurs seuils de chats et de chiens. Les chats des romains attrapaient les étourneaux ; les chats de Miss.Tic ratent leurs proies. Et pour cause, ce sont des étournelles !

 

 

 

 

 

81 boulevard Masséna, Mur de Claudio Ethos

Le boulevard Masséna prend des allures de cours provençal à la hauteur de la Halle Georges Carpentier. On y joue à la pétanque à l’ombre des platanes. Le vent soufflait très fort et il pleuvait quand Ethos a réalisé son mur. Mais, lorsque je vois l’outrage subi par la donzelle, je pense davantage à une boule égarée, une boule lancée avec trop de passion par un bouliste exalté.

28 avenue de Choisy, Mur de Cyril Vachez et David N.

Elle habite non loin de l’église Saint Hippolyte et du mur où se mêlent animaux fabuleux et promesse évangélique : « De tous pays viendront tes enfants ». Elle ne se déplace que flanquée de dix cabas remplis à ras bord. Elle en pousse deux d’une dizaine de mètres, les lâche, revient sur ses pas, en pousse deux autres, les lâche, et recommence. Noria imperturbable. Sisyphe de l’avenue de Choisy, iras-tu au paradis des licornes ?
Av.de Choisy

 Place de Vénétie [Nord], Mur de Pantónio

C’est un tourbillon de poissons pris dans un filet. Ils cherchent à fuir jusqu’à s’envoler dans le bocal que forment à cet endroit barres et tours d’habitation. C’est un mur euphorique qui repousse la barrière des immeubles. Le beau mystère de ce mur : des poissons, et non des oiseaux, élèvent le regard vers le ciel.
Place de Vénétie (Nord)

 

 

 

 

 

 

 

Place de Vénétie [Sud], Mur de Stew

Dans notre culture, le héron, « emmanché d’un long cou », est maladroit et triste. Au Japon, au contraire, il est associé au féminin et à l’élégance aristocratique : les princesses se métamorphosent en héron. Le héron de Stew emprunte ses traits aux gravures japonaises. Sur le mur, il pavane tel une geisha ou Silvana Mangano dans « Mort à Venise ».  Place de Vénétie, Sud

53 Rue Baudricourt, Mur de Villéglé

Villéglé a composé un palimpseste d’affiches sur un pignon de l’école Baudricourt. Quelques lettres flottent, célibataires, sur des aplats de rouge et de bleu. Elles se mêlent aux idéogrammes des enseignes chinoises. C’est le texte métis du quartier entre école républicaine et cantines exotiques.53 rue Baudricourt

180 rue Nationale, Mur de jean-Michel Folon

C’était en 1985 : on croyait encore trouver la plage sous les pavés. Folon pouvait bien entrebâiller les murs des tours  pour contempler la mer. Depuis, les couleurs de son mur se sont fanées, on distingue à peine la porte et les rouleaux des vagues. La statue de Delfino veille non loin. Quel est son nom ? « le Mystère » ou « la Colonne du corps » ? Nationale,Folon2.Site

 

 

 

 

 

 

 

173 rue du Château des rentiers, Mur de Vhils

C’est un visage anonyme qui s’abouche directement à la surface du trottoir. Un regard d’une grande douceur par-dessus ce recoin propice au dépôt d’ordures sauvage. Vhils ne l’a pas peint, il l’a martelé à même le mur, gravé dans l’épaisseur des enduits qui le recouvre. Pour moi, c’est Bob Dylan, le Bob Dylan qui aimantait ma chambre d’adolescent.Chateau des rentiers

 

141 Boulevard Vincent Auriol, Mur de C215

C’est un chat d’appartement, mais sa taille et le bleu intense utilisé par C215 le magnifient. Un soir où je prenais des photos, les éboueurs opéraient à ses pieds. La scène s’est métamorphosée : le camion est devenu la porte des enfers et le matou inoffensif un Radhamanthe ironique.141, bd Auriol

Place Pinel, Mur de Jorge Rodrigez-Gerada

Pinel était un aliéniste du 19ème siècle qui a lutté pour humaniser le traitement des fous à Bicêtre, puis à la Salpêtrière voisine. Il a su reconnaître dans le fou un humain comme tout le monde. Son visage est empreint de bienveillance ; elle inonde la place qui a conservé un parfum de Vieux Paris, et que j’aime traverser à toute heure.
Place Pinel

3 Rue Esquirol, Mur de Spok

Le rire de Yaya claquait sur une façade banale rue Esquirol près de la place Pinel. Son portrait est maintenant recouvert par celui d’une célébrité de la fin du 19ème siècle américain (Evelyn Nesbit). Yaya avait été choisie par les habitants du quartier : elle vendait des crêpes dans le square René le Gall. Je crains que la substitution de l’image d’une vendeuse de crêpes du quartier par une icône de mass-media ne soit le signe de l’embourgeoisement implacable de Paris. Et d’une certaine institutionnalisation de l’art des rues devenu street art.  Yaya, mon fantôme enjoué de la place Pinel !

Place Pinel, Mur de D*face

L’image dérange : une femme subit l’étreinte d’un homme représenté sous les traits d’un mort vivant. La jeune fille et la mort ? L’étreinte mortifère de l’homme ? du macho ? Cette image me dérange d’autant plus que j’aime le clin d’œil à la peinture de Lichtenstein. Alors, j’ai choisi d’oublier le couple, tout à la fois torride et macabre, de garder Lichtenstein et de graver une image que j’aurais aimée entre Pinel et Yaya : la jeune femme de Interior Nude.

131 boulevard Vincent Auriol, Mur de Maye

Un manadier à la barbe fleurie s’élance sur un flamand rose dans un paysage méditerranéen de carte postale. La composition, les personnages hauts en couleurs, l’attaque qu’on ne peut prendre au sérieux me font penser à une « Tentation de Saint Antoine » gravée par Shongauer dans les premières temps de la gravure sur cuivre : c’est de là que viennent les démons qui prennent d’assaut le mur à la bombe.

93 rue Jeanne d’Arc, Mur de Shepard Fairey

D’emblée, j’ai pensé à Greta Garbo. Puis, à la Vénus de Botticelli revue par Andy Warhol revue par un affichiste pop. Je n’étais pas loin de l’auteur (S. Fairey), et à cent lieues de son intention : une icône de la libération des femmes. J’y vois plutôt un clone du Che des posters sans béret, mais avec mascara. En pensant à Garbo et à Botticelli, j’ai confié l’image aux regards espiègles de Zéphyr.
Rue Nationale,Rebel

 50 rue Jeanne d’Arc, Mur de Maher et Aner

L’imposante figure d’une déesse mère s’élevait à l’angle des rues Clisson et Jeanne d’Arc. Elle empruntait à l’imagerie et aux couleurs des murs d’Amérique Latine. Le visage amérindien était surmonté de volcans, baigné de fleurs et de feuilles ; deux poissons jaillissaient de l’onde. Une nouvelle façade recouvre désormais le mur ; les dieux ont déserté la Terre.
Rue Nationale, Tierra

 

 

 

 

 

 

110 rue Jeanne d’Arc , Mur de  Seth

On voit de part et d’autre de la rue Jeanne d’Arc le Panthéon au loin et un vortex coloré que scrute un enfant de dos. Comme une lunette vertigineuse vers le futur. Quel futur ? Je ne peux m’empêcher de penser qu’il y aura un accident nucléaire en France et qu’il peut frapper une centrale près de Paris. Dans ce futur-là, la coupole éventrée de la bibliothèque d’Hiroshima coiffera le Panthéon.

68 rue Jenner, Mur de David de la Mano

On dit qu’un éléphant ne pose jamais le pied sur le sol où a reposé le cadavre d’un de ses congénères. Sa mort a marqué la terre : la mort a consacré le sol. C’est le sentiment qui m’envahit lorsque je longe la Pitié-Salpêtrière en métro ou que je traverse le jardin en vélo. C’est depuis toujours (et pour une raison que j’ignore) une enclave sacrée, peuplée d’âmes qui errent entre les arbres et les bâtiments hospitaliers. Les ombres se coagulent en un visage anonyme dans le mur de David de la Mano ; les âmes s’échappent vers l’inconnu dans ma gravure.

85 boulevard Vincent Auriol, Mur de Conor Harrington

On ne sait si ce sont deux ennemis, deux amis ou deux amants. Si c’est une empoignade, une accolade ou une étreinte. Ou bien s’il y a toujours de l’amour dans la haine, de la haine dans la passion, de la tendresse dans l’amitié. Image humaine de l’humanité des hommes.

93 rue du Chevaleret, Mur de Borondo

Le jour où j’ai photographié ce mur, un panneau publicitaire adjacent exhibait un enfant lorgnant goulûment une confiserie. Contre le regard obscène de la publicité et à l’appel énigmatique du regard oblitéré du peintre, je brandis l’œil de la Raison.Rue du Chevaleret

8 rue du Chevaleret, Mur de Tristan Eaton

Dominant la rue du Chevaleret, se dresse le bonaparte de Eaton franchissant les Alpes, les Maréchaux et les siècles. Un Archimboldo pop, conquérant et joyeux. Et tragique quand on déchiffre le slogan qui le zèbre : « The revolution will be trivialized ». Alors que l’humanité s’effondre sous les coups flamboyants du capitalisme libéral, j’ai réveillé les ombres des communards de la rue Myrha : les versaillais vont les massacrer. Enrichissons-nous !

Place Farhat Hached, Mur de DaBro

Farhat Hached est un leader syndical tunisien et une figure majeure du combat pour l’indépendance de la Tunisie ; il a été assassiné en 1952 (très vraisemblablement par des barbouzes français). Je regrette que ce portrait ait été recouvert par un immeuble des plus banal. Seuls restent les rochers volants de Didier Marcel à l’entrée de l’Avenue de France.

Place F Hached